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« Car ce n'est que comme catégorie universelle de l'être social total que la
marchandise peut être comprise dans son essence authentique. Ce n'est que dans
ce contexte que la réification surgie du rapport marchand acquiert une
signification décisive, tant pour l'évolution objective de la société que pour
l'attitude des hommes à son égard, pour la soumission de leur conscience aux
formes dans lesquelles cette réification s'exprime... Cette soumission
s'accroît encore du fait que plus la rationalisation et la mécanisation du
processus de travail augmentent, plus l'activité du travailleur perd son
caractère d'activité pour devenir une attitude contemplative. »
Lukàcs (Histoire et conscience de classe)
A ce mouvement essentiel du spectacle, qui consiste à reprendre en lui tout ce
qui existait dans l'activité humaine à l'état fluide, pour le posséder à l'état
coagulé, en tant que choses qui sont devenues la valeur exclusive par leur
formulation en négatif de la valeur vécue, nous reconnaissons notre vieille
ennemie qui sait si bien paraître au premier coup d'oeil quelque chose de
trivial et se comprenant de soi-même, alors qu'elle est au contraire si complexe
et si pleine de subtilités métaphysiques, la marchandise.
C'est le principe du fétichisme de la marchandise, la domination de la société
par « des choses suprasensibles bien que sensibles », qui s'accomplit absolument
dans le spectacle, où le mode sensible se trouve remplacé par une sélection
d'images qui existe au-dessus de lui, et qui en même temps s'est fait reconaître
comme le sensible par excellence.
Le monde à la fois présent et absent que le spectacle fait voir au monde de la
marchandise dominant tout ce qui est vécu. Et le monde de la marchandise est
ainsi montré comme il est, car son mouvement est identique à l'éloignement des
hommes entre eux et vis-à-vis de leur produit global.
La perte de la qualité, si évidente à tous les niveaux du langage
spectaculaire, des objets qu'il loue et des conduites qu'il règle, ne fait que
traduire les caractères fondamentaux de la production réelle qui écarte la
réalité : la forme-marchandise est de part en part l'égalité à soi-même, la
catégorie du quantitatif. C'est le quantitatif qu'elle développe, et elle ne
peut se développer qu'en lui.
Ce développement qui exclut le qualitatif est lui-même soumis, en tant que
développement, au passage qualitatif : le spectacle signifie qu'il a franchi le
seuil de sa propre abondance ; ceci n'est encore vrai localement que sur
quelques points, mais déjà vrai à l'échelle universelle qui est la référence
originelle de la marchandise, référence que son mouvement pratique, rassemblant
la Terre comme marché mondial, a vérifié.
Le développement des forces productives a été l'histoire réelle inconsciente
qui a construit et modifié les conditions d'existence des groupes humains en
tant que condition de survie, et élargissement de ces conditions : la base
économique de toutes leurs entreprises. Le secteur de la marchandise a été, à
l'intérieur d'une économie naturelle, la constitution d'un surplus de la
survie. La production des marchandises, qui implique l'échange de produits
variés entre des producteurs indépendants, a pu rester longtemps artisanale,
contenue dans une fonction économique marginale où sa vérité quantitative est
encore masquée. Cependant, là où elle a rencontré les conditions sociales du
grand commerce et de l'accumulation des capitaux, elle a saisi la domination
totale de l'économie. L'économie tout entière est alors devenue ce que la
marchandise s'était montrée être au cours de cette conquête : un processus de
développement quantitatif. Ce déploiement incessant de la puissance économique
sous la forme de la marchandise, qui a transfiguré le travail humain en
travail-marchandise, en salariat, aboutit cumulativement à une abondance dans
laquelle la question première de la survie est sans doute résolue, mais d'une
manière telle qu'elle doit se retrouver toujours : elle est chaque fois posée
de nouveau à un degré supérieur. La croissance économique libère les sociétés de
la pression naturelle qui exigeait leur lutte immédiate pour la survie, mais
alors c'est de leur libérateur qu'elles ne sont pas libérées. L'indépendance de
la marchandise s'est étendue à l'ensemble de l'économie sur laquelle elle règne.
L'économie transforme le monde, mais le transforme seulement en monde de
l'économie. La pseudo-nature dans laquelle le travail humain s'est aliéné exige
de poursuivre à l'infini son service, et ce service, n'étant jugé et absous que
par lui-même, en fait obtient la totalité des efforts et des projets socialement
licites, comme ses serviteurs. L'abondance des marchandises, c'est à dire du
rapport marchand, ne peut être plus que la survie augmentée.
La domination de la marchandise s'est d'abord exercée d'une manière occulte sur
l'économie, qui elle-même, en tant que base matérielle de la vie sociale,
restait inaperçue et incomprise, comme le familier qui n'est pas pour autant
connu. Dans une société où la marchandise concrète reste rare ou minoritaire,
c'est la domination apparente de l'argent qui se présente comme l'émissaire
muni des pleins pouvoirs qui parle au nom d'une puissance inconnue. Avec la
révolution industrielle, la division manufacturière du travail et de la
production massive pour le marché mondial, la marchandise apparaît
effectivement, comme une puissance qui vient réellement occuper la vie sociale.
C'est alors que se constitue l'économie politique, comme science dominante et
comme science de la domination.
Le spectacle est le moment où la marchandise est parvenue à l'occupation totale
de la vie sociale. Non seulement le rapport à la marchandise est visible, mais
on ne voit plus que lui : le monde que l'on voit est son monde. La production
économique moderne étend sa dictature extensivement et intensivement. Dans les
lieux les moins industrialisés, son règne est déjà présent avec quelques
marchandises-vedettes et en tant que domination impérialiste par les zones qui
sont en tête dans le développement de la productivité. Dans ces zones avancées,
l'espace social est envahi par une superposition continue de couches
géologiques de marchandises. A ce point de la « deuxième révolution industrielle
», la consommation aliénée devient pour les masses un devoir supplémentaire à
la production aliénée. C'est tout le travail vendu d'une société qui devient
globalement la marchandise totale dont le cycle doit se poursuivre. Pour ce
faire, il faut que cette marchandise totale revienne fragmentairement à
l'individu fragmentaire, absolument séparé des forces productives opérant comme
un ensemble. C'est donc ici que la science spécialisée de la domination doit se
spécialiser à son tour : elle s'émiette en sociologie, psychotechnique,
cybernétique, sémiologie, etc., veillant à l'autorégulation de tous les niveaux
du processus.
Alors que dans la phase primitive de l'accumulation capitaliste « l'économie
politique ne voit dans le prolétaire que l'ouvrier », qui doit recevoir le
minimum indispensable pour la conservation de sa force de travail, sans jamais
le considérer « dans ses loisirs, dans son humanité », cette position des idées
de la classe dominante se renverse aussitôt que le degré d'abondance atteint
dans la production des marchandises exige un surplus de collaboration de
l'ouvrier. Cet ouvrier soudain lavé du mépris total qui lui est clairement
signifié par toutes les modalités d'organisation et surveillance de la
production, se retrouve chaque jour en dehors de celle-ci apparemment traité
comme un grande personne, avec une politesse empressée, sous le déguisement du
consommateur. Alors, l'humanisme de la marchandise prend en charge « les loisirs
et l'humanité » du travailleur, tout simplement parce que l'économie politique
peut et doit maintenant dominer ces sphères en tant qu'économie politique. Ainsi
« le reniement achevé de l'homme » a pris en charge la totalité de l'existence
humaine.
Le spectacle est une guerre de l'opium permanente pour faire accepter
l'identification des biens aux marchandises ; et de la satisfaction à la survie
augmentant selon ses propres lois. Mais si la survie consommable est quelque
chose qui doit augmenter toujours, c'est parce qu'elle ne cesse de contenir la
privation. S'il n'y a aucun au-delà de la survie augmentée, aucun point où elle
pourrait cesser sa croissance, c'est parce qu'elle n'est pas elle-même au delà
de la privation, mais qu'elle est la privation devenue plus riche.
Avec l'automation, qui est à la fois le secteur le plus avancé de l'industrie
moderne, et le modèle où se résume parfaitement sa pratique, il faut que le
monde de la marchandise surmonte cette contradiction : l'instrumentation
technique qui supprime objectivement le travail doit en même temps conserver le
travail comme marchandise, et seul lieu de naissance de la marchandise. Pour
que l'automation, ou toute autre forme moins extrême de l'accroissement de la
productivité du travail, ne diminue pas effectivement le temps de travail
social nécessaire à l'échelle de la société, il est nécessaire de créer de
nouveaux emplois. Le secteur tertiaire, les services, sont l'immense tirement
des lignes d'étapes de l'armée de la distribution et de l'éloge des
marchandises actuelles ; mobilisation des forces supplétives qui rencontre
opportunément, dans la facticité même des besoins relatifs à de telles
marchandises, la nécessité d'une telle organisation de l'arrière-travail.
La valeur d'échange n'a pu se former qu'en tant qu'agent de la valeur d'usage,
mais sa victoire par ses propres armes a créé les conditions de sa domination
autonome. Mobilisant tout usage humain et saisissant le monopole de sa
satisfaction, elle a fini par diriger l'usage. Le processus de l'échange s'est
identifié à tout usage possible, et l'a réduit à sa merci. La valeur d'échange
est le condottiere de la valeur d'usage, qui finit par mener la guerre pour son
propre compte.
Cette constante de l'économie capitaliste qui est la baisse tendancielle de la
valeur d'usage développe une nouvelle forme de privation à l'intérieur de la
survie augmentée, laquelle n'est pas davantage affranchie de l'ancienne pénurie
puisqu'elle exige la participation de la grande majorité des hommes, comme
travailleurs salariés, à la poursuite infinie de son effort ; et que chacun
sait qu'il lui faut se soumettre ou mourir. C'est la réalité de ce chantage, le
fait que l'usage sous sa forme la plus pauvre (manger, habiter) n'existe plus
qu'emprisonné dans la richesse illusoire de la survie augmentée, qui est la
base réelle de l'acceptation de l'illusion en général dans la consommation des
marchandises modernes. Le consommateur réel devient consommateur d'illusions.
La marchandise est cette illusion effectivement réelle, et le spectacle sa
manifestation générale.
La valeur d'usage qui était implicitement comprise dans la valeur d'échange
doit être maintenant explicitement proclamée, dans la réalité inversée du
spectacle, justement parce que sa réalité effective est rongée par l'économie
marchande surdéveloppée : et qu'une pseudo-justification devient nécessaire à la
fausse vie.
Le spectacle est l'autre face de l'argent : l'équivalent général abstrait de
toutes les marchandises. Mais si l'argent a dominé la société en tant que
représentation de l'équivalence centrale, c'est-à-dire du caractère échangeable
des biens multiples dont l'usage restait incomparable, le spectacle est son
complément moderne développé où la totalité du monde marchand apparaît en bloc,
comme une quivalence générale à ce que l'ensemble de la société peut être et
faire. Le spectacle est l'argent que l'on regarde seulement, car en lui déjà
c'est la totalité de l'usage qui s'est échangée contre la totalité de la
représentation abstraite. Le spectacle n'est pas seulement le serviteur du
pseudo-usage, il est déjà en lui-même le pseudo-usage de la vie.
Le résultat concentré du travail social, au moment de l'abondance économique,
devient apparent et soumet toute réalité à l'apparence, qui est maintenant son
produit. Le capital n'est plus le centre invisible qui dirige le mode de
production : son accumulation l'étale jusqu'à la périphérie sous formes d'objets
sensibles. Toute l'étendue de la société est son portrait.
La victoire de l'économie autonome doit être en même temps sa perte. Les forces
qu'elle a déchaînées suppriment la nécessité conomique qui a été la base
immuable des sociétés anciennes. Quand elle la remplace par la nécessité du
développement économique infini, elle ne peut que remplacer la satisfaction des
premiers besoins humains sommairement reconnus, par une fabrication
ininterrompue de pseudo-besoins qui se ramènent au seul pseudo-besoin du
maintien de son règne. Mais l'économie autonome se sépare à jamais du besoin
profond dans la mesure même où elle sort de l'inconscient social qui dépendait
d'elle sans le savoir. « Tout ce qui est conscient s'use. Ce qui est inconscient
reste inaltérable. Mais une fois délivré, ne tombe-t-il pas en ruines à son
tour?» (Freud)
Au moment où la société découvre qu'elle dépend de l'économie, l'économie, en
fait, dépend d'elle. Cette puissance souterraine, qui a grandi jusqu'à paraître
souverainement, a aussi perdu sa puissance. Là où était le ça économique doit
venir le je. Le sujet ne peut merger que de la société, c'est à dire de la lutte
qui est en elle-même. Son existence possible est suspendue aux résultats de la
lutte des classes qui se révèle comme le produit et le producteur de la
fondation économique de l'histoire.
La conscience du désir et le désir de la conscience sont identiquement ce
projet qui, sous sa forme négative, veut l'abolition des classes, c'est à dire
la possession directe des travailleurs sur tous les moments de leur activité.
Son contraire est la société du spectacle, où la marchandise se contemple elle-même dans un monde qu'elle a créé.