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IV. Le prolétariat comme sujet et comme représentation


« Le droit égal de tous aux biens et aux jouissances de ce monde, la

destruction de toute autorité, la négation de tout frein moral, voilà, si l'on

descend au fond des choses, la raison d'être de l'insurrection du 18 mars et la

charte de la redoutable association qui lui a fourni une armée. »


Enquête parlementaire sur l'insurrection du 18 mars.



73


Le mouvement réel qui supprime les conditions existantes gouverne la société à

partir de la victoire de la bourgeoisie dans l'économie, et visiblement depuis

la traduction politique de cette victoire. Le développement des forces

productives a fait éclater les anciens rapports de production, et tout ordre

statique tombe en poussière. Tout ce qui était absolu devient historique.



74


C'est en étant jetés dans l'histoire, en devant participer au travail et aux

luttes qui la constituent, que les hommes se voient contraints d'envisager leurs

relations d'une manière désabusée. Cette histoire n'a pas d'objet distinct de

ce qu'elle réalise sur elle-même, quoique la dernière vision métaphysique

inconsciente de l'époque historique puisse regarder la progression productive à

travers laquelle l'histoire s'est déployée comme l'objet même de l'histoire. Le

sujet de l'histoire ne peut être que le vivant se produisant lui-même, devenant

maître et possesseur de son monde qui est l'histoire, et existant comme

conscience de son jeu.



75


Comme un même courant se développent les luttes de classes de la longue époque

révolutionnaire inaugurée par l'ascension de la bourgeoisie et la pensée de

l'histoire, la dialectique, la pensée qui ne s'arrête plus à la recherche du

sens de l'étant, mais s'élève à la connaissance de la dissolution de tout ce qui

est ; et dans le mouvement dissout toute séparation.



76


Hegel n'avait plus à interpréter le monde, mais la transformation du monde. En

interprétant seulement la transformation, Hegel n'est n'est que l'achèvement

philosophique de la philosophie. Il veut comprendre un monde qui se fait

lui-même. Cette pensée historique n'est encore que la conscience qui arrive

toujours trop tard, et qui énonce la justification post festum. Ainsi, elle n'a

dépassé la séparation que dans la pensée. Le paradoxe qui consiste à suspendre

le sens de toute réalité à son achèvement historique, et à révéler en même temps

ce sens en se constituant soi-même en achèvement de l'histoire, découle de ce

simple fait que le penseur des révolutions bourgeoises des XVII° et XVIII°

siècles n'a cherché dans sa philosophie que la réconciliation avec leur

résultat. « Même comme philosophie de la révolution bourgeoise, elle n'exprime

pas tout le processus de cette révolution, mais seulement sa dernière

conclusion. En ce sens, elle est une philosophie non de la révolution, mais de

la restauration.» (Karl Korsch, Thèses sur Hegel et la révolution) Hegel a fait,

pour la dernière fois, le travail du philosophe, « la glorification de ce qui

existe » ; mais déjà ce qui existait pour lui ne pouvait être que la totalité du

mouvement historique. La position extérieure de la pensée étant en fait

maintenue, elle ne pouvait être masquée que par son identification à un projet

préalable de l'Esprit, héros absolu qui a fait ce qu'il a voulu et voulu ce

qu'il a fait, et dont l'accomplissement coïncide avec le présent. Ainsi, la

philosophie qui meurt dans la pensée de l'histoire ne peut plus glorifier son

monde qu'en le reniant, car pour prendre la parole il lui faut déjà supposer

finie cette histoire totale où elle a tout ramené ; et close la session du seul

tribunal où peut être rendue la sentence de la vérité



77


Quand le prolétariat manifeste par sa propre existence en actes que cette

pensée de l'histoire ne s'est pas oubliée, le démenti de la conclusion est aussi

bien la confirmation de la méthode.



78


La pensée de l'histoire ne peut être sauvée qu'en devenant pensée pratique ; et

la pratique du prolétariat comme classe révolutionnaire ne peut être moins que

la conscience historique opérant sur la totalité du monde. Tous les courants

théoriques du mouvement ouvrier révolutionnaire sont issus d'un affrontement

critique avec la pensée hégélienne, chez Marx comme chez Stirner et Bakounine.



79


Le caractère inséparable de la théorie de Marx et de la méthode hégélienne est

lui-même inséparable du caractère révolutionnaire de cette théorie, c'est à dire

de sa vérité. C'est en ceci que cette première relation a été généralement

ignorée ou mal comprise, ou encore dénoncée comme le faible de ce qui devenait

fallacieusement une doctrine marxiste. Bernstein, dans Socialisme théorique et

Socialisme démocratique pratique, révèle parfaitement cette liaison de la

méthode dialectique et de la prise de parti historique, en déplorant les

prévisions peu scientifiques du Manifeste de 1847 sur l'imminence de la

révolution prolétarienne en Allemagne : « Cette auto-suggestion historique,

tellement erronée que le premier visionnaire politique venu ne pourrait

guère trouver mieux, serait incompréhensible chez un Marx, qui à cette époque

avait déjà sérieusement étudié l'économie, si on ne devait pas voir en elle le

produit d'un reste de la dialectique antithétique hégélienne, dont Marx, pas

plus qu'Engels, n'a jamais su complètement se défaire. En ces temps

d'effervescence générale, cela lui a été d'autant plus fatal.»



80


Le renversement que Marx effectue pour un « sauvetage par transfert » de la

pensée des révolutions bourgeoises ne consiste pas trivialement à remplacer par

le développement matérialiste des forces productives le parcours de l'Esprit

hégélien allant à sa propre rencontre dans le temps, son objectivation étant

identique à son aliénation, et ses blessures historiques ne laissant pas de

cicatrices. L'histoire devenue réelle n'a plus de fin. Marx a ruiné la position

séparée de Hegel devant ce qui advient ; et la contemplation d'un agent suprême

extérieur, quel qu'il soit. La théorie n'a plus à connaître que ce qu'elle

fait. C'est au contraire la contemplation du mouvement de l'économie, dans la

pensée dominante de la société actuelle, qui est l'héritage non renversé de la

part non-dialectique dans la tentative hégélienne d'un système circulaire :

c'est une approbation qui a perdu la dimension du concept, et qui n'a plus

besoin d'un hégélianisme pour se justifier, car le mouvement qu'il s'agit de

louer n'est plus qu'un secteur sans pensée du monde, dont le développement

mécanique domine effectivement le tout. Le projet de Marx est celui d'une

histoire consciente. Le quantitatif qui survient dans le développement aveugle

des forces productives simplement économiques doit se changer en appropriation

historique qualitative. La critique de l'économie politique est le premier acte

de cette fin de préhistoire : « De tous les instruments de production, le plus

grand pouvoir productif, c'est la classe révolutionnaire elle-même»



81


Ce qui rattache étroitement la théorie de Marx à la pensée scientifique, c'est

la compréhension rationnelle des forces qui s'exercent réellement dans la

société. Mais elle est fondamentalement un au-delà de la pensée scientifique,

où celle-ci n'est conservée qu'en étant dépassée : il s'agit d'une compréhension

de la lutte, et nullement de la loi. « Nous ne connaissons qu'une seule science

: la science de l'histoire » dit L'idéologie allemande.



82


L'époque bourgeoise, qui veut fonder scientifiquement l'histoire, néglige le

fait que cette science disponible a bien plutôt dû être elle-même fondée

historiquement avec l'économie. Inversement, l'histoire ne dépend radicalement

de cette connaissance qu'en tant que cette histoire reste histoire économique.

Combien la part de l'histoire dans l'économie même - le processus global qui

modifie ses propres données scientifiques de base - a pu être d'ailleurs

négligée par le point de vue de l'observation scientifique, c'est ce que montre

la vanité des calculs socialistes qui croyaient avoir établi la périodicité

exacte des crises ; et depuis que l'intervention constante de l'Etat est

parvenue à compenser l'effet des tendances à la crise, le même genre de

raisonnement voit dans cet équilibre une harmonie conomique définitive. Le

projet de surmonter l'économie, le projet de la prise de possession de

l'histoire, s'il doit connaître - et ramener à lui - la science de la société,

ne peut être lui-même scientifique. Dans ce dernier mouvement qui croit dominer

l'histoire présente par une connaissance scientifique, le point de vue

révolutionnaire est resté bourgeois.



83


Les courants utopiques du socialisme, quoique fondés eux-mêmes historiquement

dans la critique de l'organisation sociale existante, peuvent être justement

qualifiés d'utopiques dans la mesure où ils refusent l'histoire - c'est-à-dire

la lutte réelle en cours, aussi bien que le mouvement du temps au delà de la

perfection immuable de leur image de société heureuse -, mais non parce qu'ils

refuseraient la science. Les penseurs utopistes sont au contraire entièrement

dominés par la pensée scientifique, telle qu'elle s'était imposée dans les

siècles précédents. Ils recherchent le parachèvement de ce système rationnel

général : ils ne se considèrent aucunement comme des prophètes désarmés, car ils

croient au pouvoir social de la démonstration scientifique et même, dans le cas

du saint-simonisme, à la prise du pouvoir par la science. Comment, dit Sombart,

« voudraient-ils arracher par des luttes ce qui doit être prouvé » ? Cependant

la conception scientifique des utopistes ne s'étend pas à cette connaissance que

des groupes sociaux ont des intérêts dans une situation existante, des forces

pour la maintenir, et aussi bien des formes de fausse conscience

correspondantes à de telles positions. Elle reste très en deçà de la réalité

historique du développement de la science même, qui s'est trouvé en grande

partie orienté par la demande sociale issue de tels facteurs, qui sélectionne

non seulement ce qui peut être admis, mais aussi ce qui peut être recherché.

Les socialistes utopiques, restés prisonniers du mode d'exposition de la vérité

scientifique, conçoivent cette vérité selon sa pure image abstraite, telle que

l'avait vue s'imposer un stade très antérieur de la société. Comme le

remarquait Sorel, c'est sur le modèle de l'astronomie que les utopistes pensent

découvrir et démontrer les lois de la société. L'harmonie visée par eux,

hostile à l'histoire, découle d'un essai d'application à la société de la

science la moins dépendante de l'histoire. Elle tente de se faire reconnaître

avec la même innocence expérimentale que le newtonisme, et la destinée heureuse

constamment postulée « joue dans leur science sociale un rôle analogue à ce lui

qui revient à l'inertie dans la mécanique rationnelle » (Matériaux pour une

théorie du prolétariat).



84


Le côté déterministe-scientifique dans la pensée de Marx fut justement la

brèche par laquelle pénétra le processus d'«idéologisation», lui vivant, et

d'autant plus dans l'héritage théorique laissé au mouvement ouvrier. La venue

du sujet de l'histoire est encore repoussée à plus tard, et c'est la science

historique par excellence, l'économie, qui tend de plus en plus largement à

garantir la nécessité de sa propre négation future. Mais par là est repoussée

hors du champ de la vision théorique la pratique révolutionnaire qui est la

seule vérité de cette négation. Ainsi il importe d'étudier patiemment le

développement économique, et d'en admettre encore, avec une tranquillité

hégélienne, la douleur, ce qui, dans son résultat, reste «cimetière des bonnes

intentions». On découvre que maintenant, selon la science des révolutions, la

conscience arrive toujours trop tôt, et devra être enseignée. «L'histoire nous

a donné tort, à nous et à tous ceux qui pensaient comme nous. Elle a montré

clairement que l'état du développement économique sur le continent était alors

bien loin encore d'être mûr...», dira Engels en 1895. Toute sa vie, Marx a

maintenu le point de vue unitaire de sa théorie, mais l'exposé de sa théorie

s'est porté sur le terrain de la pensée dominante en se précisant sous forme de

critiques de disciplines particulières, principalement la critique de la science

fondamentale de la société bourgeoise, l'économie politique. C'est cette

mutilation, ultérieurement acceptée comme définitive, qui a constitué le

«marxisme».



85


Le défaut dans la théorie de Marx est naturellement le défaut de la lutte

révolutionnaire du prolétariat de son époque. La classe ouvrière n'a pas décrété

la révolution en permanence dans l'Allemagne de 1848 ; la Commune a été vaincue

dans l'isolement. La théorie révolutionnaire ne peut donc pas encore atteindre

sa propre existence totale. En être réduit à la défendre et la préciser dans la

séparation du travail savant, au British Museum, impliquait une perte dans la

théorie même. Ce sont précisément les justifications scientifiques tirées sur

l'avenir du développement de la classe ouvrière, et la pratique

organisationnelle combinée à ces justifications, qui deviendront des obstacles à

la conscience prolétarienne dans un stade plus avancé.



86


Toute l'insuffisance théorique dans la défense scientifique de la révolution

prolétarienne ne peut être ramenée, pour le contenu aussi bien que pour la forme

de l'exposé, à une identification du prolétariat à la bourgeoisie du point de

vue de la saisie révolutionnaire du pouvoir.



87


La tendance à fonder une démonstration de la légalité scientifique du pouvoir

prolétarien en faisant état d'expérimentations répétées du passé obscurcit, dès

le Manifeste, la pensée historique de Marx, en lui faisant soutenir une image

linéaire du développement des modes de production, entraîné par des luttes de

classes qui finiraient chaque fois «par une transformation révolutionnaire de

la société tout entière ou par la destruction commune des classes en lutte».

Mais dans la réalité observable de l'histoire, de même que «le mode de

production asiatique», comme Marx le constatait ailleurs a conservé son

immobilité en dépit de tous les affrontements de classes, de même les jacqueries

de serf n'ont jamais vaincu les barons, ni les révoltes d'esclaves de

l'Antiquité les hommes libres. Le schéma linéaire perd de vue d'abord ce fait

que la bourgeoisie est la seule classe révolutionnaire qui ait jamais vaincu ;

en même temps qu'elle est la seule pour qui le développement de l'économie a été

cause et conséquence de sa mainmise sur la société. La même simplification a

conduit Marx à négliger le rôle économique de l'Etat dans la gestion d'une

société: de classes. Si la bourgeoisie ascendante a paru affranchir l'économie

de l'Etat, c'est seulement dans la mesure où l'Etat ancien se confondait avec

l'instrument d'une oppression de classe dans une économie statique. La

bourgeoisie a développé sa puissance économique autonome dans la période

médiévale d'affaiblissement de l'Etat, dans le moment de fragmentation féodale

de pouvoirs équilibrés. Mais l'Etat moderne qui, par le mercantilisme, a

commencé à appuyer le développement de la bourgeoisie, et qui finalement est

devenu son Etat à l'heure du «laisser faire, laisser passer», va se révéler

ultérieurement doté d'une puissance centrale dans la gestion calculée du

processus économique. Marx avait pu cependant décrire, dans le bonapartisme,

cette ébauche de la bureaucratie étatique moderne, fusion du capital et de

l'Etat, constitution d'un «pouvoir national du capital sur le travail, d'une

force publique organisée pour l'asservissement social», où la bourgeoisie

renonce à toute vie historique qui ne soit sa réduction à l'histoire économique

des choses, et veut bien «être condamnée au même néant politique que les autres

classes». Ici sont déjà posées les bases socio-politiques du spectacle moderne,

qui négativement définit le prolétariat comme seul prétendant à la vie

historique.



88


Les deux seules classes qui correspondent effectivement à la théorie de Marx,

les deux classes pures vers lesquelles mène toute l'analyse dans le Capital, la

bourgeoisie et le prolétariat, sont également les deux seules classes

révolutionnaires de l'histoire, mais à des conditions différentes : la

révolution bourgeoise est faite : la révolution prolétarienne est un projet, né

sur la base de la précédente révolution, mais en différant qualitativement. En

négligeant l'originalité du rôle historique de la bourgeoisie, on masque

l'originalité concrète de ce projet prolétarien qui ne peut rien atteindre sinon

en portant ses propres couleurs et en connaissant «l'immensité de ses tâches».

La bourgeoisie est venue au pouvoir parce qu'elle est la classe de l'économie

en développement. Le prolétariat ne peut être lui-même le pouvoir qu'en devenant

la classe de la conscience. Le mûrissement des forces productives ne peut

garantir un tel pouvoir, même par le détour de la dépossession accrue qu'il

entraîne. La saisie jacobine de l'Etat ne peut être son instrument. Aucune

idéologie ne peut lui servir à déguiser des buts partiels en buts généraux, car

il ne peut conserver aucune réalité partielle qui soit effectivement à lui.



89


Si Marx, dans une période déterminée de sa participation à la lutte du

prolétariat, a trop attendu de la prévision scientifique, au point de créer la

base intellectuelle des illusions de l'économisme, on sait qu'il n'y a pas

succombé personnellement. Dans une lettre bien connue du 7 décembre 1867,

accompagnant un article où lui-même critique Le Capital, article qu'Engels

devait faire passer dans la presse comme s'il émanait d'un adversaire, Marx a

exposé clairement la limite de sa propre science : «...La tendance subjective

de l'auteur (que lui imposaient peut-être sa position politique et son passé),

c'est à dire la manière dont il représente aux autres le résultat ultime du

mouvement actuel, du processus social actuel, n'a aucun rapport avec son

analyse réelle.» Ainsi Marx, en dénonçant lui-même les «conclusions

tendancieuses» de son analyse objective, et par l'ironie du «peut-être» relatif

aux choix extra-scientifiques qui se seraient imposés à lui, montre en même

temps la clé méthodologique de la fusion des deux aspects.



90


C'est dans la lutte historique elle-même qu'il faut réaliser la fusion de la

connaissance et de l'action, de telle sorte que chacun de ces termes place dans

l'autre la garantie de sa vérité. La constitution de la classe prolétarienne en

sujet, c'est l'organisation des luttes révolutionnaires et l'organisation de la

société dans le moment révolutionnaire : c'est là que doivent exister les

conditions pratiques de la conscience, dans lesquelles la théorie de la praxis

se confirme en devenant théorie pratique. Cependant, cette question centrale de

l'organisation a été la moins envisagée par la théorie révolutionnaire à

l'époque où se fondait le mouvement ouvrier, c'est-à-dire quand cette théorie

possédait encore le caractère unitaire venu de la pensée de l'histoire (et

qu'elle s'était justement donné pour tâche de développer jusqu'à une pratique

historique unitaire). C'est au contraire le lieu de l'inconséquence pour cette

théorie, admettant la reprise de méthodes d'applications étatiques et

hiérarchiques empruntées à la révolution bourgeoise. Les formes d'organisation

du mouvement ouvrier développées sur ce renoncement de la théorie ont en retour

tendu à interdire le maintien d'une théorie unitaire qu'elle a trahie, quand une

telle vérification surgit dans la lutte spontanée des ouvriers : elle peut

seulement concourir à en réprimer la manifestation et la mémoire. Cependant, ces

formes historiques apparues dans la lutte sont justement le milieu pratique qui

manquait à la théorie pour qu'elle soit vraie. Elles sont une exigence de la

théorie, mais qui n'avait pas été formulée théoriquement. Le soviet n'était pas

une découverte de la théorie. Et déjà la plus haute vérité théorique de

l'Association Internationale des Travailleurs était sa propre existence en

pratique.



91


Les premiers succès de la lutte de l'Internationale la menaient à s'affranchir

des influences confuses de l'idéologie dominante qui subsistaient en elle. Mais

la défaite et la répression qu'elle rencontra bientôt firent passer au premier

plan un conflit entre deux conceptions de la révolution prolétarienne, qui

toutes deux contiennent une dimension autoritaire par laquelle

l'auto-émancipation consciente de la classe est abandonnée. En effet, la

querelle devenue irréconciliable entre les marxistes et les bakouninistes était

double, portant à la fois sur le pouvoir dans la société révolutionnaire et sur

l'organisation présente du mouvement, et en passant de l'un à l'autre de ces

aspects, les positions des adversaires se renversent. Bakounine combattait

l'illusion d'une abolition des classes par l'usage autoritaire du pouvoir

étatique, prévoyant la reconstitution d'une classe dominante bureaucratique et

la dictature des plus savants, ou de ceux qui seront réputés tels. Marx, qui

croyait qu'un mûrissement inséparable des contradictions économiques et de

l'éducation démocratique des ouvriers réduirait le rôle d'un Etat prolétarien à

une simple phase de législation de nouveaux rapports sociaux s'imposant

objectivement, dénonçait chez Bakounine et ses partisans l'autoritarisme d'une

élite conspirative qui s'était délibérément placée au-dessus de

l'Internationale, et formait le dessein extravagant d'imposer à la société la

dictature irresponsable des plus révolutionnaires, ou de ceux qui se seront

eux-mêmes désignés comme tels. Bakounine effectivement recrutait ses partisans

sur une telle perspective : «Pilotes invisibles au milieu de la tempête

populaire, nous devons la diriger, non par un pouvoir ostensible, mais par la

dictature collective de tous les alliés. Dictature sans écharpe, sans titre,

sans droit officiel, et d'autant plus puissante qu'elle n'aura aucune des

apparences du pouvoir.» Ainsi se sont opposées deux idéologies de la révolution

ouvrière contenant chacune une critique partiellement vraie, mais perdant

l'unité de la pensée de l'histoire, et s'instituant elles-mêmes en autorités

idéologiques. Des organisations puissantes, comme la social-démocratie allemande

et la Fédération Anarchiste Ibérique, ont fidèlement servi l'une ou l'autre de

ces idéologies ; et partout le résultat a été grandement différent de ce qui

était voulu.



92


Le fait de regarder le but de la révolution prolétarienne comme immédiatement

présent constitue à la fois la grandeur et la faiblesse de la lutte anarchiste

réelle (car dans ses variantes individualistes, les prétentions de l'anarchisme

restent dérisoires). De la pensée historique des luttes de classes modernes,

l'anarchisme collectiviste retient uniquement la conclusion, et son exigence

absolue de cette conclusion se traduit également dans son mépris délibéré de la

méthode. Ainsi sa critique de la lutte politique est restée abstraite, tandis

que son choix de la lutte économique n'est lui-même affirmé qu'en fonction de

l'illusion d'une solution définitive arrachée d'un seul coup sur ce terrain, au

jour de la grève générale ou de l'insurrection. Les anarchistes ont à réaliser

un idéal. L'anarchisme est la négation encore idéologique de l'Etat et des

classes, c'est à dire des conditions sociales mêmes de l'idéologie séparée.

C'est l'idéologie de la pure liberté qui égalise tout et qui écarte toute idée

du mal historique. Ce point de vue de la fusion de toutes les exigences

partielles a donné à l'anarchisme le mérite de représenter le refus des

conditions existantes pour l'ensemble de la vie, et non autour d'une

spécialisation critique privilégiée ; mais cette fusion étant considérée dans

l'absolu, selon le caprice individuel, avant sa réalisation effective, a

condamné aussi l'anarchisme à une incohérence trop aisément constatable.

L'anarchisme n'a qu'à redire, et remettre en jeu dans chaque lutte sa même

simple conclusion totale, parce que cette première conclusion était dès

l'origine identifiée à l'aboutissement intégral du mouvement. Bakounine pouvait

donc écrire en 1873, en quittant la Fédération Jurassienne : «Dans les neufs

dernières années on a développé au sein de l'Internationale plus d'idées qu'il

n'en faudrait pour sauver le monde, si les idées seules pouvaient le sauver, et

je défie qui que ce soit d'en inventer une nouvelle. Le temps n'est plus aux

idées, il est aux faits et aux actes». Sans doute, cette conception conserve de

la pensée historique du prolétariat cette certitude que les idées doivent

devenir pratiques, mais elle quitte le terrain historique en supposant que les

formes adéquates de ce passage à la pratique sont déjà trouvées et ne varieront

plus.



93


Les anarchistes, qui se distinguent explicitement de l'ensemble du mouvement

ouvrier par leur conviction idéologique, vont reproduire entre eux cette

séparation des compétences, en fournissant un terrain favorable à la domination

informelle, sur toute organisation anarchiste, des propagandistes et défenseurs

de leur propre idéologie, spécialistes d'autant plus médiocres en règle

générale que leur activité intellectuelle se propose principalement la

répétition de quelques vérités définitives. Le respect idéologique de

l'unanimité dans la décision a favorisé plutôt l'autorité incontrôlée, dans

l'organisation même, de spécialistes de la liberté ; et l'anarchisme

révolutionnaire attend du peuple libéré le même genre d'unanimité, obtenue par

les mêmes moyens. Par ailleurs, le refus de considérer l'opposition des

conditions entre une minorité groupée dans la lutte actuelle et la société des

individus libres, a nourri une permanente séparation des anarchistes dans le

moment de la décision commune, comme le montre l'exemple d'une infinité

d'insurrections anarchistes en Espagne, limitées et écrasées sur un plan local.



94


L'illusion entretenue plus ou moins explicitement dans l'anarchisme authentique

est l'imminence permanente d'une révolution qui devra donner raison à

l'idéologie, et au mode d'organisation pratique dérivé de l'idéologie, en

s'accomplissant instantanément. L'anarchisme a réellement conduit, en 1936, une

révolution sociale et l'ébauche, la plus avancée qui fut jamais, d'un pouvoir

prolétarien. Dans cette circonstance encore il faut noter, d'une part, que le

signal d'une insurrection générale avait été imposé par le pronunciamiento de

l'armée. D'autre part, dans la mesure où cette révolution n'avait pas été

achevée dans les premiers jours, du fait de l'existence d'un pouvoir franquiste

dans la moitié d'un pays, appuyé fortement par l'étranger alors que le reste du

mouvement prolétarien international tait déjà vaincu, et du fait de la

survivance de forces bourgeoises ou d'autres partis ouvriers étatistes dans le

camp de la République, le mouvement anarchiste organisé s'est montré incapable

d'étendre les demi-victoires de la révolution, et même seulement de les

défendre. Ses chefs reconnus sont devenus ministres, et otages de l'Etat

bourgeois qui détruisait la révolution pour perdre la guerre civile.



95


Le «marxisme orthodoxe» de la II° Internationale est l'idéologie scientifique

de la révolution socialiste, qui identifie toute sa vérité au processus objectif

dans l'économie, et au progrès d'une reconnaissance de cette nécessité dans la

classe ouvrière éduquée par l'organisation. Cette idéologie retrouve la

confiance en la démonstration pédagogique qui avait caractérisé le socialisme

utopique, mais assortie d'une référence contemplative au cours de l'histoire :

cependant une telle attitude a autant perdu la dimension hégélienne d'une

histoire totale qu'elle a perdu l'image immobile de la totalité présente dans

la critique utopiste (au plus haut degré, chez Fourier). C'est d'une telle

attitude scientifique, qui ne pouvait faire moins que de relancer en symétrie

des choix éthiques, que procèdent les fadaises d'Hilferding quand il précise que

reconnaître la nécessité du socialisme ne donne pas «d'indication sur

l'attitude pratique à adopter. Car c'est une chose de reconnaître une nécessité,

et c'en est une autre de se mettre au service de cette nécessité» (Capital

financier). Ceux qui ont méconnu que la pensée unitaire de l'histoire, pour Marx

et pour le prolétariat révolutionnaire, n'était rien de distinct d'une attitude

pratique à adopter, devaient être normalement victimes de la pratique qu'ils

avaient simultanément adoptée.



96


L'idéologie de l'organisation social-démocrate la mettait au pouvoir des

professeurs qui éduquaient la classe ouvrière, et la forme d'organisation

adoptée était la forme adéquate à cet apprentissage passif. La participation

des socialistes de la II° Internationale aux luttes politiques et économiques

était certes concrète, mais profondément non critique. Elle était menée, au nom

de l'illusion révolutionnaire, selon une pratique manifestement réformiste.

Ainsi l'idéologie révolutionnaire devait être brisée par le succès même de ceux

qui la portaient. La séparation des députés et des journalistes dans le

mouvement entraînait vers le mode de vie bourgeois ceux qui étaient recrutés

parmi les intellectuels bourgeois. La bureaucratie syndicale constituait en

courtiers de la force de travail, à vendre comme marchandise à son juste prix,

ceux mêmes qui étaient recrutés à partir des luttes des ouvriers industriels,

et extraits d'eux. Pour que leur activité à tous gardât quelque chose de

révolutionnaire, il eût fallu que le capitalisme se trouvât opportunément

incapable de supporter économiquement ce réformisme qu'il tolérait politiquement

dans leur agitation légaliste. C'est une telle incompatibilité que leur science

garantissait ; et que l'histoire démentait à tout instant.



97


Cette contradiction dont Bernstein, parce qu'il était le social-démocrate le

plus éloigné de l'idéologie politique et le plus franchement rallié à la

méthodologie de la science bourgeoise, eut l'honnêteté de vouloir montrer la

réalité - et le mouvement réformiste des ouvriers anglais, en se passant

d'idéologie révolutionnaire, l'avait montré aussi - ne devait pourtant être

démontrée sans réplique que par le développement historique. Bernstein, quoique

plein d'illusions par ailleurs, avait nié qu'une crise de la production

capitaliste vînt miraculeusement forcer la main aux socialistes qui ne voulaient

hériter de la révolution que par un tel sacre légitime. Le moment de profond

bouleversement social qui surgit avec la première guerre mondiale, encore qu'il

fût fertile en prise de conscience, démontra deux fois que la hiérarchie

social-démocrate n'avait pas éduqué révolutionnairement, n'avait nullement

rendu théoriciens, les ouvriers allemands : d'abord quand la grande majorité du

parti se rallia à la guerre impérialiste, ensuite quand, dans la défaite, elle

écrasa les révolutionnaires spartakistes. L'ex-ouvrier Ebert croyait encore au

péché, puisqu'il avouait haïr la révolution «comme le péché». Et le même

dirigeant se montra bon précurseur de la représentation socialiste qui devait

peu après s'opposer en ennemi absolu au prolétariat de Russie et d'ailleurs, en

formulant l'exact programme de cette nouvelle aliénation : «Le socialisme veut

dire travailler beaucoup.»



98


Lénine n'a été, comme penseur marxiste, que le kautskiste fidèle et conséquent,

qui appliquait l'idéologie révolutionnaire de ce «marxisme orthodoxe» dans les

conditions russes, conditions, qui ne permettaient pas la pratique réformiste

que la II° Internationale menait en contrepartie. La direction extérieure du

prolétariat, agissant au moyen d'un parti clandestin discipliné, soumis aux

intellectuels qui sont devenus «révolutionnaires professionnels», constitue ici

une profession qui ne veut pactiser avec aucune profession dirigeante de la

société capitaliste (le régime politique tsariste étant d'ailleurs incapable

d'offrir une telle ouverture dont la base est un stade avancé du pouvoir de la

bourgeoisie). Elle devient donc la profession de la direction absolue de la

société.



99


Le radicalisme idéologique autoritaire des bolcheviks s'est déployé à l'échelle

mondiale avec la guerre et l'effondrement de la social-démocratie internationale

devant la guerre. La fin sanglante des illusions démocratiques du mouvement

ouvrier avait fait du monde entier une Russie, et le bolchévisme, régnant sur la

première rupture révolutionnaire qu'avait amené cette époque de crise, offrait

au prolétariat de tous les pays son modèle hiérarchique et idéologique, pour

«parler en russe» à la classe dominante. Lénine n'a pas reproché au marxisme de

la II° Internationale d'être une idéologie révolutionnaire, mais d'avoir cessé

de l'être.



100


Le même moment historique, où le bolchevisme a triomphé pour lui-même en

Russie, et où la social-démocratie a combattu victorieusement pour le vieux

monde, marque la naissance achevée d'un ordre des choses qui est au coeur de la

domination du spectacle moderne : la représentation ouvrière s'est opposée

radicalement à la classe.



101


«Dans toutes les révolutions antérieures, écrivait Rosa Luxembourg dans la Rote

Fahne du 21 décembre 1918, les combattants s'affrontaient à visage découvert :

classe contre classe, programme contre programme. Dans la révolution présente

les troupes de protection de l'ancien ordre n'interviennent pas sous l'enseigne

des classes dirigeantes, mais sous le drapeau d'un "parti social-démocrate". Si

la question centrale de la révolution était posée ouvertement et honnêtement :

capitalisme ou socialisme, aucun doute, aucune hésitation ne seraient

aujourd'hui possibles dans la grande masse du prolétariat.» Ainsi, quelques

jours avant sa destruction, le courant radical du prolétariat allemand

découvrait le secret des nouvelles conditions qu'avait créées tout le processus

antérieur (auquel la représentation ouvrière avait grandement contribué) :

l'organisation spectaculaire de la défense de l'ordre existant, le règne social

des apparences où aucune «question centrale» ne peut plus se poser «ouvertement

et honnêtement». La représentation révolutionnaire du prolétariat à ce stade

était devenu à la fois le facteur principal et le résultat central de la

falsification générale de la société.



102


L'organisation du prolétariat sur le modèle bolchevik, qui était né de

l'arriération russe et de la démission du mouvement ouvrier des pays avancés

devant la lutte révolutionnaire, rencontra aussi dans l'arriération russe

toutes les conditions qui portaient cette forme d'organisation vers le

renversement contre-révolutionnaire qu'elle contenait inconsciemment dans son

germe originel ; et la démission réitérée la masse du mouvement ouvrier européen

devant le Hic Rhodus, hic salta de la période 1918-1920, démission qui incluait

la destruction violente de sa minorité radicale, favorisa le développement

complet du processus et en laissa le résultat mensonger s'affirmer devant le

monde comme la seule solution prolétarienne. La saisie du monopole étatique de

la représentation et de la défense du pouvoir des ouvriers, qui justifia le

parti bolchevik, le fit devenir ce qu'il était : le parti des propriétaires du

prolétariat, éliminant pour l'essentiel les formes précédentes de propriété.



103


Toutes les conditions de la liquidation du tsarisme envisagées dans le débat

théorique toujours insatisfaisant des diverses tendances de la social-démocratie

russe depuis vingt ans - faiblesse de la bourgeoisie, poids de la majorité

paysanne, rôle décisif d'un prolétariat concentré et combatif mais extrêmement

minoritaire dans le pays - révélèrent enfin dans la pratique leurs solutions, à

travers une donnée qui n'était pas présente dans les hypothèses : la

bureaucratie révolutionnaire qui dirigeait le prolétariat, en s'emparant de

l'Etat, donna à la société nouvelle domination de classe. La révolution

strictement bourgeoise était impossible ; la «dictature démocratique des

ouvriers et des paysans» était vide de sens ; le pouvoir prolétarien des

soviets ne pouvait se maintenir à la fois contre la classe des paysans

propriétaires, la réaction blanche nationale et internationale, et sa propre

représentation extériorisée et aliénée en parti ouvrier des maîtres absolus de

l'Etat, de l'économie, de l'expression, et bientôt de la pensée. La théorie de

la révolution permanente de Trotsky et Parvus, à laquelle Lénine se rallia

effectivement en avril 1917, était la seule à devenir vraie pour les pays

arriérés en regard du développement social de la bourgeoisie, mais seulement

après l'introduction de ce facteur inconnu qu'était le pouvoir de la classe de

la bureaucratie. La concentration de la dictature entre les mains de la

représentation suprême de l'idéologie fut défendue avec le plus de conséquence

par Lénine, dans les nombreux affrontements de la direction bolchevik. Lénine

avait chaque fois raison contre ses adversaires en ceci qu'il soutenait la

solution impliquée par les choix précédents du pouvoir absolu minoritaire : la

démocratie refusée tatiquement aux paysans devait l'être aux ouvriers, ce qui

menait à la refuser aux dirigeants communistes des syndicats, et dans tout le

parti, et finalement jusqu'au sommet du parti hiérarchique. Au X° Congrès, au

moment où le soviet de Cronstadt était abattu par les armes et enterré sous la

calomnie, Lénine prononçait contre les bureaucrates gauchistes organisés en

«Opposition Ouvrière» cette conclusion dont Staline allait étendre la logique

jusqu'à une parfaite division du monde : «Ici, ou là-bas avec un fusil, mais

pas avec l'opposition... Nous en avons assez de l'opposition.»



104


La bureaucratie restée seule propriétaire d'un capitalisme d'Etat, a d'abord

assuré son pouvoir à l'intérieur par une alliance temporaire avec la

paysannerie, après Cronstadt, lors de la «nouvelle politique économique», comme

elle l'a défendu à l'extérieur en utilisant les ouvriers enrégimentés dans les

partis bureaucratiques de la III° International comme force d'appoint de la

diplomatie russe, pour saboter tout mouvement révolutionnaire et soutenir des

gouvernements bourgeois dont elle escomptait un appui en politique

internationale (le pouvoir du Kuo-Min-Tang dans la Chine de 1925-1927, le Front

Populaire en Espagne et en France, etc.). Mais la société bureaucratique devait

poursuivre son propre achèvement par la terreur exercée sur la paysannerie pour

réaliser l'accumulation capitaliste primitive la plus brutale de l'histoire.

Cette industrialisation de l'époque stalinienne révèle la réalité dernière la

bureaucratie : elle est la continuation du pouvoir de l'économie, le sauvetage

de l'essentiel de la société marchande maintenant le travail-marchandise. C'est

la preuve de l'économie indépendante, qui domine la société au point de recréer

pour ses propres fins la domination de classe qui lui est nécessaire : ce qui

revient à dire que la bourgeoisie a créé une puissance autonome qui, tant que

subsiste cette autonomie, peut aller jusqu'à se passer d'une bourgeoisie. La

bureaucratie totalitaire n'est pas «la dernière classe propriétaire de

l'histoire» au sens de Bruno Rizzi, mais seulement une classe dominante de

substitution pour l'économie marchande. La propriété privée capitaliste

défaillante est remplacée par un sous-produit simplifié, moins diversifié,

concentré en propriété collective de la classe bureaucratique. Cette forme

sous-développée de classe dominante est aussi l'expression du

sous-développement conomique ; et n'a d'autre perspective que rattraper le

retard de ce développement en certaines régions du monde. C'est le parti

ouvrier, organisé selon le modèle bourgeois de la séparation, qui a fourni le

cadre hiérarchique-étatique à cette édition supplémentaire de la classe

dominante. Anton Ciliga notait dans une prison de Staline que «les questions

techniques d'organisation se révélaient être des questions sociales» (Lénine et

la Révolution).



105


L'idéologie révolutionnaire, la cohérence du séparé dont le léninisme constitue

le plus haut effort volontariste, détenant la gestion d'une réalité qui la

repousse, avec le stalinisme reviendra à sa vérité dans l'incohérence. A ce

moment l'idéologie n'est plus une arme, mais une fin. Le mensonge qui n'est plus

contredit devient folie. La réalité aussi bien que le but sont dissous dans la

proclamation idéologique totalitaire : tout ce qu'elle dit est tout ce qui est.

C'est un primitivisme local du spectacle, dont le rôle est cependant essentiel

dans le développement du spectacle mondial. L'idéologie qui se matérialise ici

n'a pas transformé économiquement le monde, comme le capitalisme parvenu au

stade de l'abondance ; elle a seulement transformé policièrement la perception.



106


La classe idéologique-totalitaire au pouvoir est le pouvoir d'un monde renversé

: plus elle est forte, plus elle affirme qu'elle n'existe pas, et sa force lui

sert d'abord à affirmer son inexistence. Elle est modeste sur ce seul point,

car son inexistence officielle doit aussi coïncider avec le nec plus ultra du

développement historique, que simultanément on devrait à son infaillible

commandement. Etalée partout, la bureaucratie doit être la classe invisible pour

la conscience, de sorte que c'est toute la vie sociale qui devient démente.

L'organisation sociale du mensonge absolu découle de cette contradiction

fondamentale.



107


Le stalinisme fut le règne de la terreur dans la classe bureaucratique

elle-même. Le terrorisme qui fonde le pouvoir de cette classe doit frapper aussi

cette classe, car elle ne possède aucune garantie juridique, aucune existence

reconnue en tant que classe propriétaire, qu'elle pourrait étendre à chacun de

ses membres. Sa propriété réelle est dissimulée et elle n'est devenue

propriétaire que par la voie de la fausse conscience. La fausse conscience ne

maintient son pouvoir absolu que par la terreur absolue, où tout vrai motif

finit par se perdre. Les membres de la classe bureaucratique au pouvoir n'ont

pas le droit de possession sur la société que collectivement, en tant que

participant à un mensonge fondamental : il faut qu'ils jouent le rôle du

prolétariat dirigeant une société socialiste ; qu'ils soient les acteurs fidèles

au texte de l'infidélité idéologique. Mais la participation effective à cet

être mensonger doit se voir elle-même reconnue comme une participation

véridique. Aucun bureaucrate ne peut soutenir individuellement son droit au

pouvoir, car prouver qu'il est un prolétaire socialiste serait se manifester

comme le contraire d'un bureaucrate ; et prouver qu'il est un bureaucrate est

impossible, puisque la vérité officielle de la bureaucratie est de ne pas être.

Ainsi chaque bureaucrate est dans la dépendance absolue d'une garantie centrale

de l'idéologie, qui reconnaît une participation collective à son «pouvoir

socialiste» de tous les bureaucrates qu'elle n'anéantit pas. Si les bureaucrates

pris ensemble décident de tout, la cohésion de leur propre classe ne peut être

assurée que par la concentration de leur pouvoir terroriste en une seule

personne. Dans cette personne réside la seule vérité pratique du mensonge au

pouvoir : la fixation indiscutable de sa frontière toujours rectifiée. Staline

décide sans appel qui est finalement bureaucrate possédant ; c'est-à-dire qui

doit être appelé «prolétaire au pouvoir» ou bien «traître à la solde du Mikado

et Wall Street». Les atomes bureaucratiques ne trouvent l'essence commune de

leur droit que dans la personne de Staline. Staline est ce souverain du monde

qui se sait de cette façon la personne absolue, pour la conscience de laquelle

il n'existe pas d'esprit plus haut. «Le souverain du monde possède la conscience

effective de ce qu'il est - la puissance universelle de l'effectivité - dans la

violence destructrice qu'il exerce contre le Soi des sujets lui faisant

contraste.» En même temps qu'il est puissance qui définit le terrain de la

domination, il est «la puissance ravageant ce terrain».



108


Quand l'idéologie, devenue absolue par la possession du pouvoir absolu, s'est

changée d'une connaissance parcellaire en un mensonge totalitaire, la pensée de

l'histoire a été si parfaitement anéantie que l'histoire elle-même, au niveau

de la connaissance la plus empirique, ne peut plus exister. La société

bureaucratique totalitaire vit dans un présent perpétuel, où tout ce qui est

advenu existe seulement pour elle comme un espace accessible à sa police. Le

projet, déjà formulé par Napoléon, de «diriger monarchiquement l'énergie des

souvenirs» a trouvé sa concrétisation totale dans une manipulation permanente

du passé, non seulement dans les significations, mais dans les faits. Mais le

prix de cet affranchissement de toute réalité historique est la perte de la

référence rationnelle qui est indispensable à la société historique du

capitalisme. On sait ce que l'application scientifique de l'idéologie devenue

folle a pu coûter à l'économie russe, ne serait-ce qu'avec l'imposture de

Lyssenko. Cette contradiction de la bureaucratie totalitaire administrant une

société industrialisée, prise entre son besoin du rationnel et son refus du

rationnel, constitue une de ses déficiences principales en regard du

développement capitaliste normal. De même que la bureaucratie ne peut résoudre

comme lui la question de l'agriculture, de même elle lui est finalement

inférieure dans la production industrielle, planifiée autoritairement sur les

bases de l'irréalisme et du mensonge généralisé.



109


Le mouvement ouvrier révolutionnaire, entre les deux guerres, fût anéanti par

l'action conjuguée de la bureaucratie stalinienne et du totalitarisme fasciste,

qui avait emprunté sa forme d'organisation au parti totalitaire expérimenté en

Russie. Le fascisme a été une défense extrémiste de l'économie bourgeoise

menacée par la crise et la subversion prolétarienne, l'état de siège dans la

société capitaliste, par lequel cette société sauve, et se donne une première

rationalisation d'urgence en faisant intervenir massivement l'Etat dans sa

gestion. Mais un telle rationalisation est elle-même grevée de l'immense

irrationalité de son moyen. Si le fascisme se porte à la défense des principaux

points de l'idéologie bourgeoise devenue conservatrice (la famille, la

propriété, l'ordre moral, la nation) en réunissant la petite-bourgeoisie et les

chômeurs affolés par la crise ou déçus par l'impuissance de la révolution

socialiste, il n'est pas lui-même foncièrement idéologique. Il se donne pour ce

qu'il est : une résurrection violente du mythe, qui exige la participation à

une communauté définie par des pseudo-valeurs archaïques : la race, le sang, le

chef. Le fascisme est l'archaïsme techniquement équipé. Son ersatz décomposé du

mythe est repris dans le contexte spectaculaire des moyens de conditionnement

et d'illusion les plus modernes. Ainsi, il est un des facteurs dans la formation

du spectaculaire moderne, de même que sa part dans la destruction de l'ancien

mouvement ouvrier fait de lui une des puissances fondatrices de la société

présente comme le fascisme se trouve être la forme la plus coûteuse du maintien

de l'ordre capitaliste, il devait normalement quitter le devant de la scène

qu'occupent les grands rôles des Etats capitalistes, éliminé par des formes plus

rationnelles et plus fortes de cet ordre.



110


Quand la bureaucratie russe a enfin réussi à se défaire des traces de la

propriété bourgeoise qui entravaient son règne sur l'économie, à développer

celle-ci pour son propre usage, et à être reconnue au dehors parmi les grandes

puissances, elle veut jouir calmement de son propre monde, en supprimer cette

part d'arbitraire qui s'exerçait sur elle-même : elle dénonce le stalinisme de

son origine. Mais une telle dénonciation reste stalinienne, arbitraire,

inexpliquée, et sans cesse corrigée, car le mensonge idéologique de son origine

ne peut jamais être révélé. Ainsi la bureaucratie ne peut se libéraliser ni

culturellement ni politiquement car son existence comme classe dépend de son

monopole idéologique qui, dans toute sa lourdeur, est son seul titre de

propriété. L'idéologie a certes perdu la passion de son affirmation positive,

mais ce qui en subsiste de trivialité indifférente a encore cette fonction

répressive d'interdire la moindre concurrence, de tenir captive la totalité de

la pensée. La bureaucratie est ainsi liée à une idéologie qui n'est plus crue

par personne. Ce qui était terroriste est devenu dérisoire, mais cette dérision

même ne peut se maintenir qu'en conservant à l'arrière-plan le terrorisme dont

elle voudrait se défaire. Ainsi, au moment même où la bureaucratie veut montrer

sa supériorité sur le terrain du capitalisme, elle s'avoue un parent pauvre du

capitalisme. De même que son histoire effective est en contradiction avec son

droit, et son ignorance grossièrement entretenue en contradiction avec ses

prétentions scientifiques, son projet de rivaliser avec la bourgeoisie dans la

production d'une abondance marchande est entravé par ce fait qu'une telle

abondance porte en elle-même son idéologie implicite, et s'assortit normalement

d'une liberté indéfiniment étendue de faux choix spectaculaires, pseudo-liberté

qui reste inconciliable avec l'idéologie bureaucratique.



111


A ce moment du développement, le titre de propriété de la bureaucratie

s'effondre déjà à l'échelle internationale. Le pouvoir qui s'était tabli

nationalement en tant que modèle fondamentalement internationaliste doit

admettre qu'il ne peut plus prétendre maintenir sa cohésion mensongère au delà

de chaque frontière nationale. L'inégal développement économique que

connaissent des bureaucraties, aux intérêts concurrents, qui ont réussi à

posséder leur «socialisme» en dehors d'un seul pays, a conduit à l'affrontement

public et complet du mensonge russe et du mensonge chinois. A partir de ce

point, chaque bureaucratie au pouvoir, ou chaque parti totalitaire candidat au

pouvoir laissé par la période stalinienne dans quelques classes ouvrières

nationales, doit suivre sa propre voie. S'ajoutant aux manifestations de

négation intérieure qui commencèrent à s'affirmer devant le monde avec la

révolte ouvrière de Berlin-Est opposant aux bureaucrates son exigence d'«un

gouvernement de métallurgistes», et qui sont déjà allées une fois jusqu'au

pouvoir des conseils ouvriers de Hongrie, la décomposition mondiale de

l'alliance de la mystification bureaucratique est, en dernière analyse, le

facteur le plus défavorable pour le développement actuel de la société

capitaliste. La bourgeoisie est en train de perdre l'adversaire qui la soutenait

objectivement en unifiant illusoirement toute négation de l'ordre existant. Une

telle division du travail spectaculaire voit sa fin quand le rôle

pseudo-révolutionnaire se divise à son tour. L'élément spectaculaire de la

dissolution du mouvement ouvrier va être lui-même dissous.



112


L'illusion léniniste n'a plus d'autre base actuelle que dans les diverses

tendances trotskistes, où l'identification du projet prolétarien à une

organisation hiérarchique de l'idéologie survit inébranlablement à l'expérience

de tous ses résultats. La distance qui sépare le trotskisme de la critique

révolutionnaire de la société présente permet aussi la distance respectueuse

qu'il observe à l'égard de positions qui étaient déjà quand elles s'usèrent dans

un combat réel. Trotsky est resté jusqu'en 1927 fondamentalement solidaire de

la haute bureaucratie, tout en cherchant à s'en emparer pour lui faire reprendre

son action réellement bolchevik à l'extérieur (on sait qu'à ce moment pour aider

à dissimuler le fameux «testament de Lénine», il alla jusqu'à désavouer

calomnieusement son partisan Max Eastman qui l'avait divulgué). Trotsky a été

condamné par sa perspective fondamentale, parce qu'au moment où la bureaucratie

se connaît elle-même dans son résultat comme classe contre-révolutionnaire à

l'intérieur, elle doit choisir aussi d'être effectivement contre-révolutionnaire

à l'extéieur au nom de la révolution, comme chez elle. La lutte ultérieure de

Trotsky pour une V° Internationale contient la même inconséquence. Il a refusé

toute sa vie de reconnaître dans la bureaucratie le pouvoir d'une classe

séparée, parce qu'il tait devenu pendant la deuxième révolution russe le

partisan inconditionnel de la forme bolchevik d'organisation. Quand Luckàcs, en

1923, montrait dans cette forme la médiation enfin trouvée entre la théorie et

la pratique, où les prolétaires cessent d'être «des spectateurs» des événements

survenus dans leur organisation, mais les ont consciemment choisis et vécus, il

décrivait comme mérites effectifs du parti bolchevik tout ce que le parti

bolchevik n'était pas. Lukàcs était encore, à côté de son profond travail

théorique, un idéologue, parlant au nom du pouvoir le plus vulgairement

extérieur au mouvement prolétarien, en croyant et en faisant croire qu'il se

trouvait lui-même, avec sa personnalité totale, dans ce pouvoir comme dans le

sien propre. Alors que la suite manifestait de quelle manière ce pouvoir

désavoue et supprime ses valets, Lukàcs, se dévouant lui-même sans fin, a fait

voir avec une netteté caricaturale à quoi il s'était exactement identifié : au

contraire de lui-même, et de ce qu'il avait soutenu dans Histoire et Conscience

de classe. Lukàcs vérifie au mieux la règle fondamentale qui juge tous les

intellectuels de ce siècle : ce qu'ils respectent mesure exactement leur propre

réalité méprisable. Lénine n'avait cependant guère flatté ce genre d'illusions

sur son activité, lui qui convenait qu'«un parti politique ne peut examiner ses

membres pour voir s'il y a des contradictions entre leur philosophie et le

programme du parti». Le parti réel dont Lukàcs avait présenté à contretemps le

portrait rêvé n'était cohérent que pour une tâche précise et partielle : saisir

le pouvoir dans l'Etat.



113


L'illusion néo-léniniste du trotskisme actuel, parce qu'elle est à tout moment

démentie par la réalité de la société capitaliste moderne, tant bourgeoise que

bureaucratique, trouve naturellement un champ d'application privilégié dans les

pays «sous-développés» formellement indépendants, où l'illusion d'une quelconque

variante de socialisme étatique et bureaucratique est consciemment manipulée

comme la simple idéologie du développement économique, par les classes

dirigeantes locales. La composition hybride de ces classes se rattache plus ou

moins nettement à une gradation sur le spectre bougeoisie-bureaucratie. Leur

jeu à l'échelle internationale entre ces deux pôles du pouvoir capitaliste

existant, aussi bien que leurs compromis idéologiques - notamment avec

l'islamisme - exprimant la réalité de leurs base sociale, achèvent d'enlever à

ce dernier sous-produit du socialisme idéologique tout sérieux autre que

policier. Une bureaucratie a pu se former en encadrant la lutte nationale et la

révolte agraire des paysans : elle tend alors, comme en Chine, à appliquer le

modèle stalinien d'industrialisation dans une sociétés développée que la Russie

de 1917. Une bureaucratie capable d'industrialiser la nation peut se former à

partir de la petite-bourgeoisie des cadres de l'armée saisissant le pouvoir,

comme le montre l'exemple de l'Egypte. En certains points, dont l'Algérie à

l'issue de sa guerre d'indépendance, la bureaucratie, qui s'est constituée comme

direction para-étatique pendant la lutte, recherche le point d'équilibre d'un

compromis pour fusionner avec une faible bourgeoisie nationale. Enfin dans les

anciennes colonies d'Afrique noire qui restent ouvertement liées à la

bourgeoisie occidentale, américaine et européenne, une bourgeoisie se constitue

- le plus souvent à partir de la puissance des chefs traditionnels du

tribalisme - par la possession de l'Etat : dans ces pays où l'impérialisme

étranger reste le vrai maître de l'économie, vient un stade où les compradores

ont reçu en compensation de leur vente des produits indigènes la propriété d'un

Etat indigène, indépendant devant les masses locales mais non devant

l'impérialisme. Dans ce cas, il s'agit d'une bourgeoisie artificielle qui n'est

pas capable d'accumuler, mais simplement dilapide, tant la part de plus-value du

travail local qui lui revient que les subsides étrangers des Etats ou monopoles

qui sont ses protecteurs. L'évidence de l'incapacité de ces classes bourgeoises

à remplir la fonction économique normale de la bourgeoisie dresse devant chacune

d'elles une subversion sur le modèle bureaucratique plus ou moins adapté aux

particularités locales, qui veut saisir son héritage. Mais la réussite même

d'une bureaucratie dans son projet fondamental d'industrialisation contient

nécessairement la perspective de son échec historique : en accumulant le

capital, elle accumule le prolétariat, et crée son propre démenti, dans un pays

où il n'existait pas encore.



114


Dans ce développement complexe et terrible qui a emporté l'époque des luttes de

classes vers de nouvelles conditions, le prolétariat des pays industriels a

complètement perdu l'affirmation de sa perspective autonome et, en dernière

analyse, ses illusions, mais non son être. Il n'est pas supprimé. Il demeure

irréductiblement existant dans l'aliénation intensifiée du capitalisme moderne

: il est l'immense majorité des travailleurs qui ont perdu tout pouvoir sur

l'emploi de leur vie, et qui, dès qu'ils le savent, se redéfinissent comme le

prolétariat, le négatif à l'oeuvre dans cette société. Ce prolétariat est

objectivement renforcé par le mouvement de disparition de la paysannerie, comme

par l'extension de la logique du travail en usine qui s'applique à une grande

partie des «services» et des professions intellectuelles. C'est subjectivement

que ce prolétariat est encore éloigné de sa conscience pratique de classe, non

seulement chez les employés mais aussi chez chez les ouvriers qui n'ont encore

découvert que l'impuissance et la mystification de la vieille politique.

Cependant, quand le prolétariat découvre que sa propre force extériorisée

concourt au renforcement permanent de la société capitaliste, non plus seulement

sous la forme de son travail, mais aussi sous la forme des syndicats, des

partis ou de la puissance tatique qu'il avait constitués pour s'émanciper, il

découvre aussi par l'expérience historique concrète qu'il est la classe

totalement ennemie de toute extériorisation figée et de toute spécialisation du

pouvoir. Il porte la révolution qui ne peut rien laisser à l'extérieur

d'elle-même, l'exigence de la domination permanente du présent sur le passé, et

la critique totale de la séparation ; et c'est cela dont il doit trouver la

forme adéquate dans l'action. Aucune amélioration quantitative de sa misère,

aucune illusion d'intégration hiérarchique, ne sont un remède durable à son

insatisfaction, car le prolétariat ne peut se reconnaître véridiquement dans un

tort particulier qu'il aurait subi ni donc dans la séparation d'un tort

particulier, ni d'un grand-nombre de ses torts, mais seulement dans le tort

absolu d'être rejeté en marge de la vie.



115


Aux nouveaux signes de négation, incompris et falsifiés par l'aménagement

spectaculaire, qui se multiplient dans les pays les plus avancés économiquement,

on peut déjà tirer cette conclusion qu'une nouvelle époque s'est ouverte :

après la première tentative de subversion ouvrière, c'est maintenant l'abondance

capitaliste qui a échoué. Quand les luttes anti-syndicales des ouvriers

occidentaux sont réprimées d'abord par les syndicats, et quand les courants

révoltés de la jeunesse lancent une première protestation informe, dans laquelle

pourtant le refus de l'ancienne politique spécialisée, de l'art et de la vie

quotidienne, est immédiatement impliqué, ce sont là les deux faces d'une

nouvelle lutte spontanée qui commence sous l'aspect criminel. Ce sont les

signes avant-coureurs du deuxième assaut prolétarien contre la société de

classes. Quand les enfants perdus de cette armée encore immobile reparaissent

sur ce terrain, devenu autre et resté le même, ils suivent un nouveau «général

Ludd» qui, cette fois, les lance dans la destruction des machines de la

consommation permise.



116


«La forme politique enfin découverte sous laquelle l'émancipation économique du

travail pouvait être réalisée» a pris dans ce siècle une nette figure dans les

Conseils ouvriers révolutionnaires, concentrant en eux toutes les fonctions de

décision et d'exécution, et se fédérant par le moyen de délégués responsables

devant la base et révocables à tout instant. Leur existence effective n'a

encore été qu'une brève ébauche, aussitôt combattue et vaincue par différentes

forces de défense de la société de classes, parmi lesquelles il faut souvent

compter leur propre fausse conscience. Pannekock insistait justement sur le

fait que le choix d'un pouvoir des Conseils ouvriers «propose des problèmes»

plutôt qu'il n'apporte une solution. Mais ce pouvoir est précisément le lieu où

les problèmes de la révolution du prolétariat peuvent trouver leur vraie

solution. C'est le lieu où les conditions objectives de la conscience

historique sont réunies ; la réalisation de la communication directe active, où

finissent la spécialisation, la hiérarchie et la séparation, où les conditions

existantes ont été transformées «en condition d'unité». Ici le sujet prolétarien

peut émerger de sa lutte contre la contemplation : sa conscience est gale à

l'organisation pratique qu'elle s'est donnée, car cette conscience même est

inséparable de l'intervention cohérente dans l'histoire.



117


Dans le pouvoir des Conseils, qui doit supplanter internationalement tout autre

pouvoir, le mouvement prolétarien est son propre produit, et ce produit est le

producteur même. Il est à lui-même son propre but. Là seulement la négation

spectaculaire de la vie est niée son tour.



118


L'apparition des Conseils fut la réalité la plus haute du mouvement prolétarien

dans le premier quart de siècle, réalité qui resta inaperçue ou travestie parce

qu'elle disparaissait avec le reste du mouvement que l'ensemble de l'expérience

historique d'alors démentait et éliminait. Dans le nouveau moment de la critique

prolétarienne, ce résultat revint comme le seul point invaincu du mouvement

vaincu. La conscience historique qui sait qu'elle a en lui son seul milieu

d'existence peut le reconnaître maintenant, non plus à la périphérie de ce qui

reflue, mais au centre de ce qui monte.



119


Une organisation révolutionnaire existant avant le pouvoir des Conseils - elle

devra trouver en luttant sa propre forme - pour toutes ces raisons historiques

sait déjà qu'elle ne représente pas la classe. Elle doit seulement se

reconnaître elle-même comme une séparation radicale d'avec le monde de la

séparation.



120


L'organisation révolutionnaire est l'expression cohérente de la théorie de la

praxis entrant en communication non-unilatérale avec les luttes pratiques, en

devenir vers la théorie pratique. Sa propre pratique est la généralisation de

la communication et la cohérence dans ces luttes. Dans le moment révolutionnaire

de la dissolution de la séparation sociale, cette organisation doit reconnaître

sa propre dissolution en tant qu'organisation séparée.



121


L'organisation révolutionnaire ne peut être que la critique unitaire de la

société, c'est-à-dire une critique qui ne pactise avec aucune forme de pouvoir

séparé, en aucun point du monde, et une critique prononcée globalement contre

tous les aspects de la vie sociale aliénée. Dans la lutte de l'organisation

révolutionnaire contre la société de classes, les armes ne sont pas autre chose

que l'essence des combattants mêmes : l'organisation révolutionnaire ne peut

reproduire en elle les conditions de scission et de hiérarchie qui sont celles

de la société dominante. Elle doit lutter en permanence contre sa déformation

dans le spectacle régnant. La seule limite de la participation à la démocratie

totale de l'organisation révolutionnaire est la reconnaissance et

l'auto-appropriation effective, par tous ses membres, de la cohérence de sa

critique, cohérence qui doit se prouver dans la théorie critique proprement

dite et dans la relation entre celle-ci et l'activité pratique.



122


Quand la réalisation toujours plus poussée de l'aliénation capitaliste à tous

les niveaux, en rendant toujours plus difficile aux travailleurs de reconnaître

et de nommer leur propre misère, les place dans l'alternative de refuser la

totalité de leur misère, ou rien, l'organisation révolutionnaire a dû apprendre

qu'elle ne peut plus combattre l'aliénation sous des formes aliénées.



123


La révolution prolétarienne est entièrement suspendue à cette nécessité que,

pour la première fois, c'est la théorie en tant qu'intelligence de la pratique

humaine qui doit être reconnue et vécue par les masses. Elle exige que les

ouvriers deviennent dialecticiens et inscrivent leur pensée dans la pratique ;

ainsi elle demande aux hommes sans qualité bien plus que la révolution

bourgeoise ne demandait aux hommes qualifiés qu'elle déléguait à sa mise en

oeuvre : car la conscience idéologique partielle édifiée par une partie de la

classe bourgeoise avait pour base cette partie centrale de la vie sociale,

l'économie, dans laquelle cette classe était déjà au pouvoir. Le développement

même de la société de classes jusqu'à l'organisation du spectaculaire de la

non-vie mène donc le projet révolutionnaire à devenir visiblement ce qu'il était

déjà essentiellement.



124


La théorie révolutionnaire est maintenant ennemie de toute idéologie

révolutionnaire, et elle sait qu'elle l'est.



Date de création : 09/08/2005 @ 11:10
Dernière modification : 09/08/2005 @ 11:34
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Réactions à cet article


Réaction n°8 

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