http://confrontations.free.fr/
« La conscience de soi est en soi et pour soi quand et parce qu'elle est en soi
et pour soi pour une autre conscience de soi ; c'est-à-dire qu'elle n'est qu'en
Hegel (Phénoménologie de l'Esprit).
L'idéologie est la base de la pensée d'une société de classes, dans le cours
conflictuel de l'histoire. Les faits idéologiques n'ont jamais té de simples
chimères, mais la conscience déformée des réalités, et en tant que tels des
facteurs réels exerçant en retour une réelle action déformante : d'autant plus
la matérialisation de l'idéologie qu'entraîne la réussite concrète de la
production économique autonomisée, dans la forme du spectacle, confond
pratiquement avec la réalité sociale une idéologie qui a pu retailler tout le
réel sur son modèle.
Quand l'idéologie, qui est la volonté abstraite de l'universel, et son
illusion, se trouve légitimée par l'abstraction universelle et la dictature
effective de l'illusion dans la société moderne, elle n'est plus la lutte
volontariste du parcellaire, mais son triomphe. De là, la prétention idéologique
acquiert une sorte de plate exactitude positiviste : elle n'est plus un choix
historique mais une évidence. Dans une telle affirmation, les noms particuliers
des idéologies se sont évanouis. La part même de travail proprement idéologique
au service du système ne se conçoit plus qu'en tant que reconnaissance d'un
«socle épistémologique» qui se veut au delà de tout phénomène idéologique.
L'idéologie matérialisée est elle-même sans nom, come elle est sans programme
historique énonçable. Ceci revient à dire que l'histoire des idéologies est
finie.
L'idéologie, que toute sa logique interne menait vers l'«idéologie totale», au
sens de Mannheim, despotisme du fragment qui s'impose comme pseudo-savoir d'un
tout figé, vision totalitaire, est maintenant accomplie dans le spectacle
immobilisé de la non-histoire. Son accomplissement est aussi sa dissolution dans
l'ensemble de la société. Avec la dissolution pratique de cette société doit
disparaître l'idéologie, la dernière déraison qui bloque l'accès à la vie
historique.
Le spectacle est l'idéologie par excellence, parce qu'il expose et manifeste
dans sa plénitude l'essence de tout système idéologique : l'appauvrissement,
l'asservissement et la négation de la vie réelle. Le spectacle est
matériellement «l'expression de la séparation et de l'éloignement entre l'homme
et l'homme». La «nouvelle puissance de la tromperie» qui s'y est concentrée a
sa base dans cette production, par laquelle «avec la masse des objets croît...
le nouveau domaine des êtres étrangers à qui l'homme est asservi». C'est le
stade suprême d'une expansion qui a retourné le besoin contre la vie. «Le
besoin de l'argent est donc le vrai besoin produit par l'économie politique, et
le seul besoin qu'elle produit.» (manuscrits économico-philosophiques). Le
spectacle étend à toute la vie sociale le principe que Hegel, dans la
Realphilosophie d'Iéna, conçoit comme celui de l'argent ; c'est «la vie de ce
qui est mort, se mouvant en soi-même».
Au contraire du projet résumé dans les Thèses sur Feuerbach (la réalisation de
la philosophie dans la praxis qui dépasse l'opposition de l'idéalisme et du
matérialisme), le spectacle conserve à la fois, et impose dans le
pseudo-concret de son univers, les caractères idéologiques du matérialisme et de
l'idéalisme. Le côté contemplatif du vieux matérialisme qui conçoit le monde
comme représentation et non comme activité - et qui idéalise finalement la
matière - est accompli dans le spectacle, où des choses concrètes sont
automatiquement maîtresses de la vie sociale. Réciproquement, l'activité rêvée
de l'idéalisme s'accomplit également dans le spectacle, par la médiation
technique de signes et de signaux - qui finalement matérialisent un idéal
abstrait.
Le parallélisme entre l'idéologie et la schizophrénie établi par Gabel (La
Fausse Conscience) doit être placé dans ce processus économique de
matérialisation de l'idéologie. Ce que l'idéologie était déjà, la société l'est
devenue. La désinsertion de la praxis, et la fausse conscience anti-dialectique
qui l'accompagne, voilà ce qui est imposé à toute heure de la vie quotidienne
soumise au spectacle ; qu'il faut comprendre comme une organisation systématique
de la «défaillance de la faculté de rencontre», et comme son remplacement par un
fait hallucinatoire social : la fausse conscience de la rencontre , l'«illusion
de la rencontre». Dans une société où personne ne peut plus être reconnu par les
autres, chaque individu devient incapable de reconnaître sa propre réalité.
L'idéologie est chez elle ; la séparation a bâti son monde.
«Dans les tableaux cliniques de la schizophrénie, dit Gabel, décadence de la
dialectique de la totalité (avec comme forme extrême la dissociation) et
décadence de la dialectique du devenir (avec comme forme extrême la catatonie)
semblent bien solidaires.» La conscience spectaculaire, prisonnière d'un univers
aplati, borné par l'écran du spectacle, derrière lequel sa propre vie a été
déportée, ne connaît plus que les interlocuteurs fictifs qui l'entretiennent
unilatéralement de leur marchandise et de la politique de leur marchandise. Le
spectacle, dans toute son étendue, est son «signe du miroir». Ici se met en
scène la fausse sortie d'un autisme généralisé.
Le spectacle, qui est l'effacement des limites du moi et du monde par
l'écrasement du moi qu'assiège la présence-absence du monde, est galement
l'effacement des limites du vrai et du faux par le refoulement de toute vérité
vécue sous la présence réelle de la fausseté qu'assure l'organisation de
l'apparence. Celui qui subit passivement son sort quotidiennement étranger est
donc poussé vers une folie qui réagit illusoirement à ce sort, en recourant à
des techniques magiques. La reconnaissance et la consommation des marchandises
sont au centre de cette pseudo-réponse à une communication sans réponse. Le
besoin d'imitation qu'éprouve le consommateur est précisément le besoin
infantile, conditionné par tous les aspects de sa dépossession fondamentale.
Selon les termes que Gabel applique à un niveau pathologique tout autre, «le
besoin anormal de représentation compense ici un sentiment torturant d'être en
marge de l'existence».
Si la logique de la fausse conscience ne peut se connaître elle-même
véridiquement, la recherche de la vérité critique sur le spectacle doit aussi
être une critique vraie. Il lui faut lutter pratiquement parmi les ennemis
irréconciliables du spectacle, et admettre d'être absente là où ils sont
absents. Ce sont les lois de la pensée dominante, le point de vue exclusif de
l'actualité, que reconnaît la volonté abstraite de l'efficacité immédiate, quand
elle se jette vers les compromissions du réformisme ou de l'action commune de
débris pseudo-révolutionnaires. Par là le délire s'est reconstitué dans la
position même qui prétend le combattre. Au contraire, la critique qui va au-delà
du spectacle doit savoir attendre.
S'émanciper des bases matérielles de la vérité inversée, voilà en quoi consiste
l'auto-émancipation de notre époque. Cette «mission historique d'instaurer la
vérité dans le monde», ni l'individu isolé, ni la foule atomisée soumis aux
manipulations ne peuvent l'accomplir, mais encore et toujours la classe qui est
capable d'être la dissolution de toutes les classes en ramenant tout le pouvoir
à la forme désaliénante de la démocratie réalisée, le Conseil dans lequel la
théorie pratique se contrôle elle-même et voit son action. Là seulement où les
individus sont «directement liés à l'histoire universelle» ; là seulement où le
dialogue s'est armé pour faire vaincre ses propres conditions.